TISIPHONE OU LA VENGEANCE - CHAPITRES 10 A 15 - FIN
Chapitre
10
Monsieur
le Maire de Saint-Chrysolide et toute l’équipe municipale
sont
heureux de vous inviter à l’inauguration du nouveau gymnase Didier Deschamps
qui
se tiendra le samedi 20 Novembre à 17 heures au lieu-dit La Pierre Blanche.
Après
le discours, la nouvelle équipe de foot des minimes viendra vous saluer.
Les
classes de 6ème et 5ème donneront ensuite une
représentation de GRS.
(Gymnastique
Rythmique au Sol)
Puis
un apéritif dinatoire vous sera offert.
*************
Cette
voix juvénile m’attire et me guide vers lui. Elle m’appelle irrésistiblement à
la plus terrible condamnation contre cet immonde fils et contre ses semblables.
Je les sens, tous, au plus profond de moi ; ils sont là-haut, à se réjouir
de mon infortune. Les vibrations pénètrent mon antre et affolent mes sens dans
ma soif de vengeance à assouvir.
*************
Echange
de SMS du 20 Novembre -18h13
-
Hugo T ou ?
-
tkt Coline. Au premier rang. Pas le choix.
-
jpp. On l’S tomB ?
-
moi non plus j’en peux plus… Dzolé. Faut que je reste, c’est le discours de mon
père.
-
wesh !
-
entouK D que C fini… j’me Kss
-
RV derrière, côté ancienne maison Dietrich.
-
yes
*************
C’est
lui et ce sont ses frères ; ce sont eux qui arrachent et me volent les
lambeaux de mon être. Ces succédanés d’humains sucent encore mon sang, tels des
vampires nouveaux nés. Mais la sanction sera fulgurante et définitive. De leur
jeunesse, je renaîtrai. L’heure est bientôt venue de me repaître de leur
immaturité. Je m’élève dans cet antre obscur et m’échappe de ma prison de
pierres et de douleurs.
Bientôt…
bientôt, sonnera le glas.
*************
Brouillon
audio de l’article de compte rendu de l’inauguration du gymnase pour le
bulletin mensuel du Saint- Chrysolidien- 20 Novembre 18H35
Monsieur
le Maire termine son discours par ces mots :
-
Merci, mes chers Chrysolidiens et Chrysolidiennes, de m’avoir écouté si
longuement. Je laisse maintenant la parole à Monsieur Aufort, professeur d’EPS
au collège Henri Martin, pour nous présenter la toute nouvelle équipe de
football des minimes.
Note :
Il passe le micro au prof de gym, un mec baraqué et bronzé comme on s’y
attendait pour quelqu’un qui passe sa vie au dehors à faire du sport. Il semble
un peu emprunté mais s’avance d’un pas décidé.
-
Eh bien merci, M’sieur le Maire. Il a pas été facile de faire mon choix parmi
tous les élèves pour composer cette équipe. Non pas que ça manquait de qualité
sportive, bien au contraire ! C’est plutôt que les jeunes voulaient tous
en faire partie et que moi, j’aime pas décevoir…
Note :
À ces mots, une ola s’élève dans les rangs de minimes assis sur le sol en
attendant d’être nommés et félicités. Ils encouragent leur prof et le
remercient d’avoir été choisis.
- Oui… bon… euh… alors, j’ai fait passer des
tests et des épreuves et ça n’a pas été sans mal parfois. Le plus dur, ç’a été
pour le gardien de but. J’avais douze prétendants pour un seul poste et un
remplaçant à pourvoir. Fallait pas que je me goure.
Note :
La foule ricane autant des fautes de langages que de la situation.
*************
L’appel
se fait provocation. Tandis que je viens à eux, ils trépignent de joie de
m’avoir cloîtrée dans ce sordide cul de basse fosse pendant des millénaires.
Ils s’imaginent que jamais je ne reparaîtrai au grand jour. Ils croient m’avoir
pour toujours anéantie. Lui et ses semblables, lui et ses frères dégénérés ne
s’attendent pas à la concrétisation de mon courroux.
Il
est l’heure, il est l’heure, il est l’heure !
*************
Echange
de SMS du 20 Novembre -18h36
-
Ayé. J’y suis. Hugo T où ?
-
…
-
rstp
-…
-
réponds s’il te plait !
-
1posibl
-
kekina ?
-
coinC avec le daron.
-
shit !
- c pa grave. @ +
Echange
de SMS du 20 Novembre -18h38
-
Chloé ? imalaché. Tu vi1 ?
- ☹ ☹ salo !
J’arrive avec toutes les filles de GRS. oKlm Coline.
*************
Chapitre
11
Ma
force m’est entièrement revenue à l’approche de mon avènement et je sens ma
toute puissance prête à s’exercer contre lui. De là où je suis, tout au bord de
leur monde, je le cherche. Il est quelque part, tout proche, je ressens ses
ondes néfastes. Elles sont partout et dans tous. Il est… oui, il est là et là
et encore là. Il est dans tous ses jeunes nervis et ses naïfs succubes. Tous…
ils sont tous à sa botte, tous asservis et volontaires pour ses basses
besognes. En chacun d’eux, il vit encore malgré les siècles écoulés. Il leur a
distribué en héritage son fluide pernicieux et chacun de ses cadets porte une
part malsaine de ce qui fut Klaus. Il vit encore dans tous ceux-là… et il tente
d’aspirer la sève de Vie en se multipliant… il a gagné tous ces humains,
esclaves de son emprise et délibérément soumis à sa volonté car ils savent… ils
connaissent la part du bien et du mal en ce monde. Mais ils ont fait eux-mêmes
le choix si facile de basculer du côté des ténèbres. En cela, ils n’ont aucune
excuse et ne méritent aucune pitié.
Posée
sur le bord du gouffre dont je suis sortie, j’en aperçois quelques-uns ;
ce sont des filles en tenues moulantes et aux couleurs agressives marquées des
lettres GRS. Des donzelles sans une seule pensée intelligente qui gloussent
sottement. Elles se trémoussent d’on ne sait quelle idée sans intérêt en
stupides femelles uniquement préoccupées de superficiel. Elles tapotent des
bouts de leurs doigts les touches d’appareils aux ondes malfaisantes. Elles
prennent des poses avec des mines qu’elles s’imaginent sensuelles et qui ne
sont qu’indécentes. Elles caquettent encore en un flot continuel et imbécile.
Il ne sera pas difficile de supprimer une telle engeance.
De
jeunes mâles sortent de ce bâtiment sans âme. Sûrs de leur virilité et de leurs
pouvoirs… un peu trop sûrs ! Ils portent des vêtements sans forme,
dégingandés dans une démarche provocante et vaine. Ils rient bien trop fort de
leur petit bonheur futile. Ils se vantent de leur infime exploit sportif à
courir après un ballon… pour attirer les femelles sans doute. Ils font rouler
leurs muscles ostensiblement et lancent des sourires qui se veulent aguicheurs
mais restent sans humanité. Ils n’ont aucun usage de la puissante offrande qui
leur a été sacrifiée et ne réalisent même pas son existence au fond
d’eux-mêmes. Ils n’ont décidemment rien conservé de la sagesse première, rien
sauvegardé de la sapience humaine et ne sont donc plus que des coquilles vides,
ignorantes et perfides.
Que
cela cesse ! TOUT DE SUITE !
*************
Chapitre
12
Interview
audio - compte rendu inauguration gymnase – 20 Novembre 19h04
Les garçons de l’équipe de foot ont
rejoint les équipes de GRS derrière le nouveau gymnase et ils discutent en
attendant l’heure où les filles doivent donner leur représentation. Interview
« à la ronde ».
-
Bonjour les filles. Est-ce que vous vous sentez prêtes pour donner votre
meilleur devant les Chrysolidiens tout à l’heure ? Pas trop de
stress ?
Donnez
votre nom et expliquez au micro ce qui va se passer.
-
Bonjour, je m’appelle Chloé et je suis la chef de classe des 5ème.
Notre équipe est composée de cinq gymnastes et celle des 6ème… ben,
c’est pareil, cinq aussi. Euh… ah oui… on va évoluer sur le tapis comme si on
passait des épreuves de gymnastique artistique et rythmique. On s’est bien
entraînées et on est contentes de nous. On se sert de rubans, de cerceaux et de
ballons. Euh…
-
Vous allez donc nous offrir une représentation à tour de rôle, les 5ème
puis les 6ème ?
-
Non, euh oui, c’est ça. D’abord nous puis ensuite les petites. Puis on repasse
et ensuite elles repassent aussi. Chaque équipe passe deux fois, quoi…
-
Bien, merci... Et vous, mademoiselle, comment vous appelez-vous ?
-
Sabrina.
-
Vous sentez vous prête pour ce soir ?
-
Oh, yes, ça va êt’ grandiooose ! Z’avez vu nos nouvelles tenues super
flashys ? S’pas que ça en jette, hein ?
-
Oui, oui, merci. Jeune homme, vous faites partie de la nouvelle équipe de foot.
Etes-vous content de cette soirée qui débute ?
-
Yeah, man ! Moi c’est Hugo. C’est la super secla…Aie ! C’est quoi ce
beans ? Aaayeu, ça fait mal, ça brûle ! C’est quoi, merde !
Hugo
semble avoir été touché à l’épaule par un éclair… Pourtant le ciel est dégagé
ce soir. Un arc électrique, peut-être. Une défaillance technique ? Mais
nous sommes loin du gymnase et de ses équipements. Nous sommes tous regroupés
près de l’ancienne maison en ruine des Dietrich, donc loin des installations
électriques toutes neuves. Hugo se tient courbé en deux et, entre ses doigts
posés sur son épaule, je vois un filet de fumée noire comme si un feu couvait
là. Il s’est jeté à terre et se roule sur le sol maintenant. Un de ses
camarades a attrapé un extincteur. Nous ne savons pas du tout ce qui se passe
mais Hugo est arrosé de neige carbonique copieusement. Il reste allongé au sol
en gémissant. Les filles se sont approchées et plaignent Hugo en se penchant
sur lui. Les garçons restent bouche bée… comme moi. Personne ne comprend. Est-ce
que nous aurions assisté à une expérience de combustion spontanée ?
Quelqu’un a appelé le coach… enfin, le prof de gym qui arrive en courant.
-
Hugo ! Hugo, tu m’entends ? Ne bouge pas, je vais chercher le toubib.
Il
repart en direction du gymnase mais s’arrête au coin de la maison abandonnée.
-
Coline ! Je t’ai déjà dit de pas fumer ! Balance- moi ça tout de
suite !
La
petite tend le bras pour jeter sa cigarette mais la braise s’enflamme
subitement et consume en un clin d’œil le tabac, les doigts, la main et gagne
le bras tout entier. Un souffle de feu rugit et embrasse soudainement le petit
corps. Des hurlements emplissent l’air ; les filles s’écartent horrifiées.
Tout le monde court dans tous les sens pendant que le corps de Coline crépite
sous les flammes. La pauvre enfant tourne sur elle-même pour essayer de sortir
de cet enfer ; ses cris sont déchirants. Mais on ne peut pas
l’approcher ! Que quelqu’un l’arrose de neige carbonique ! Ah,
voilà ! … c’est déjà trop tard. On voit le crâne rougi maintenant que les
cheveux ont grillés et des cloques qui se forment et éclatent. Mon Dieu !
La tenue moulante rose fluo a fondu sur la peau qui elle-même grésille. Le
visage est méconnaissable avec ces lambeaux de peau qui s’en détachent. Le feu
a gagné les membres, le torse, les jambes, tout est… c’est horrible ! Et
cette odeur de chair brûlée… une puanteur innommable. Que quelqu’un appelle les
pompiers ! La dépouille tombée à terre ne bouge plus que par soubresauts,
peut être nerveux. Est-elle encore vivante sous ce brasier ? Le feu dévore
le peu qui reste et lance ses assauts tout autour d’elle ; il est
impossible de l’aider. C’est une fournaise et c’est insoutenable… Que font les
pompiers ? Et pourquoi ces flammes sont-elles si hautes ? On croirait
qu’elles cherchent encore à manger et balancent leurs tentacules de braise dans
toutes les directions. Mais où sont donc les pompiers ? Ah !
Attention !
-
Ecartez-vous ! Vite ! Le
feu se déplace vers nous. Mais comment peut-il faire de si grands bonds ?
Fuyez ! Fuyez !
*************
Chapitre
13
Aucun
de vous n’échappera à mon courroux. Rien ne sert de vous enfuir car vous êtes
déjà condamnés. Vous vous êtes vous-mêmes condamnés à la peine capitale. Il me
plaît d’exercer sur vous mon ardente vengeance, de lécher d’une onde
bouillonnante vos peaux d’êtres immatures et inconscients. J’aime à lacérer vos
corps de griffes incendiaires et à vous regarder vous tordre de douleur sous
mes assauts. Il m’est si facile de lancer mes flammes à vos trousses et de vous
enserrer dans mes doigts de braise. J’exècre vos regards éperdus de panique,
vos hurlements de lapins craintifs, vos terreurs insipides. Je vomis, en jets
brûlants, tout ce que vous m’inspirez de haine et de dégoût.
Que
celui qui ne se revendique pas de la descendance de Klaus s’avance ! Que
celle qui jamais n’a choisi la voix obscure se présente à moi ! Mais je ne
sais que trop combien se détacheront de lot : aucun ! Car tous
portent en eux le germe maléfique et tous se laissent bercer par le pervers
langage du Malin. Chacun d’eux use sans vergogne des armes dévoyées que leur a
fournies mon abject fils. Tous sont traîtres à leurs âmes célestes et indignes
du pouvoir qu’ils ont reçu en héritage.
Ce
petit animal nuisible se cache derrière la vieille maison et se croit à l’abri
de ma colère. Qu’il tremble tant qu’il le peut encore. Il me suffit d’une
légère brise pour amener jusqu’à lui une langue de feu. Elle se tient devant
son visage, en suspension, comme une tête de vipère prête à mordre. Il l’a vue
mais reste stupéfait, l’imbécile. Il n’aura pas le temps de comprendre, la
petite vermine. Que le feu se nourrisse de ses yeux et pénètre ses orbites
jusqu’au tréfonds de sa gorge. Qu’il descende dans ses entrailles et les inonde
de ses brandons. Qu’il l’irradie jusqu’à le consumer tout entier !
Là,
ce groupe de femelles criardes tentent de se soustraire à mes vindictes. Elles
hurlent comme des pies jacasses et percent mes tympans. Cessez ce stupide
vacarme ! Qu’une pluie de lave les emporte et les grille jusqu’aux
os !
Celui-là
est moins jeune mais tout aussi malfaisant. Je lis dans sa cervelle comme dans
l’onde pure du ruisseau. Il n’y est question que de son corps d’athlète, de son
petit ego de professeur à satisfaire et de son charme sur les filles. J’y vois
une séance musclée donnée comme une correction à un enfant au corps trop mou.
J’y découvre un cours particulier donné dans les douches à une jeune fille trop
naïve. Je n’y trouve que lâcheté et abus. Qu’il périsse sur les pavés de
l’enfer. Que ses pieds se transforment en cendre et que les scories de son être
se disloquent en poussière… poussière dispersée dans l’incandescente tourmente.
Des
hommes en tenues ignifugées tentent de noyer mon emportement du bout de leurs
lances. Les idiots s’imaginent capables de se mesurer à mon pouvoir. Ils
ignorent encore qu’il ne relève pas du terrestre et que nul humain ne peut en
venir à bout. Ils sont dérisoires dans leur inutile volonté. Ils m’amuseraient
presque s’ils étaient moins dépravés. Mais après tout… jouons. Lequel vais-je
choisir ? Celui-ci porte des insignes et doit être leur chef. Son esprit
n’est empli que d’intérêts personnels. Banquier, il boursicote et se sert sans
honte des primes gagnées sur les agios de ses clients moins argentés. Il use de
son ascendant pour les forcer à signer des contrats douteux qui lui
rapporteront, à lui, davantage d’argent. C’est donc à lui que j’adresse mon
ordre mental. Résistera-t-il ? C’était à parier… aucune fermeté ni
noblesse d’âme… il a suffi de lui suggérer pour qu’il obéisse, pour qu’il
envoie toute son équipe d’escrocs, lui le premier, dans la gueule ouverte de la
fournaise. Là, bon chien… c’est bien !
Il
ne reste plus personne sur ce champ de ruines calcinées. Mais ma fureur n’est
pas assouvie. Cela est insuffisant à punir cette désastreuse engeance. Je les
sens présents un peu plus loin, dans leurs maisons, se croyant à l’abri. Je
balaye d’un souffle embrasé les portes et les murs. Les toits s’envolent sous
mes assauts enflammés. Alors, j’incinère les esprits superficiels occupés à
s’abrutir devant les piètres écrans, les mains refermées devant la détresse
d’autrui, les bras porteurs de trop de déchets infestant la terre nourricière.
Je carbonise les épaules qui ont défoncé les portes des migrants à expulser,
les poitrines recouvertes de médailles dégoulinantes du sang d’autrui, les
tailles sanglées dans les préceptes étriqués. Je consume les cuisses tendues
vers l’ignoble viol, les genoux cagneux et usés sur les prie-Dieu, les pieds abandonnant le domicile conjugal…
jusqu’à ce qu’il ne reste rien… plus rien dans ce village.
*************
Chapitre
14
Une
main carbonisée attrape un téléphone portable à moitié fondu. Une oreille
encore grésillante se colle à l’appareil et une voix mourante s’élève
doucement :
-
Allo ? Allo, la police !
-
Poste de Police de Mandergean, j’écoute.
-
Faut…Ah ! venir ici… Aaaah ! tout de suite !
-
Allo ? Pouvez-vous parler plus fort s’il vous plaît ? Je vous entends
très mal.
La
jeune standardiste fronce les sourcils. Un canular ou non ? Le ton de voix
bien que très éteint lui donne la chair de poule. Les ondes vibrent d’une
douleur non feinte. Elle se concentre sur les mots à peine audibles.
-
sont tous morts…Ooooh, j’ai maaal…morts brulés… vite…
-
Qui êtes-vous, Monsieur ? D’où appelez-vous ?
-
Saint Chrys… ChrysoooOOh… OOoooooh !
-
Allo ? Allo ! ALLO ? Monsieur… Monsieur, répondez… Allo ?
…
-
Chef ! CHEF ! Je crois qu’y a un problème à Saint-Chrysolide.
*************
Ceux-là
ne répandront plus la misère, la haine et la peur. Ceux-là ne tromperont plus
leurs semblables ni ne blesseront les amours qu’ils ne méritaient pas. Ils ne
trahiront plus la confiance qu’ils avaient volée.
Mais
d’autres portent en eux le germe du bâtard que j’ai mis au monde et sèment
encore la discorde et la détresse. Dans ces champs labourés, je sens l’odeur de
l’asservissement sous le parfum de la sueur monnayée au rabais. Dans les
branches des arbres de ce bois, je vois flotter le désespoir des jours de
ventre creux et les peines des nuits de solitude morale. Cette forêt transpire
d’une telle noirceur qu’il doit y avoir, là, un adversaire à ma mesure.
Je
le sens… au milieu d’une clairière dans une masure de bois qui répand la
pénombre et la désespérance. Caché du reste du Monde, il se croit à l’abri
derrière ses planches pourries et ses incantations de nécromancien. Il
s’abreuve d’un bouillon thaumaturgique et s’habille des oripeaux de la
désolation qu’il engendre. Il est au logis. Ce piètre magicien ne m’a pas
entendu approcher de son antre. Je n’en ferai qu’une bouchée !
Il
suffit d’un souffle de mon feu pour réduire son taudis en poussières de
braises. Le voilà en même temps démuni de ses dérisoires ingrédients. Il est
déjà à terre… non, il s’est juste replié sur lui-même, genoux au sol et tête
rentrée dans le giron. Tu trembles, ébauche de sorcier ? Il ose se relever
et me jeter au visage une poignée de graines. Crois-tu que la Nature te viendra
en aide, stupide illusionniste ? Les semences n’ont pas eu le temps de
toucher terre qu’elles étaient déjà rôties. Il te faudra un peu plus que
cela !
Qu’as-tu
d’autre en réserve ? Il se déplace vite… change sans cesse d’endroit…se
meut à la vitesse du vent… il tourne autour de moi et croit m’encercler.
Penses-tu réellement que ta danse m’étourdira, empoté d’escamoteur ? Je sais
où tu es ; je sens où tu vas ; je devine où tu seras.
Que
dis-tu de ce flux de glace sibérienne pour ralentir ta course folle ? Elle
suit ta trace et s’élève en rond tout autour de nous. Elle forme un mur gelé
tel un sérac détaché de sa banquise, infranchissable. Nous voilà séparés du
Monde et tu n’auras plus en réserve que tes seules capacités. Es-tu sûr de
vouloir encore m’affronter ? Cesse de faire la girouette et viens
combattre si tu l’oses !
Mais
que jettes-tu derrière toi à chaque pas ? Quel sortilège crois-tu
m’imposer ? Ah… tu sors de tes poches des artifices minuscules !
Qu’est-ce donc que ces chétifs objets ? Des graines encore ! Alors,
que choisis-tu, cette fois… la glace ou le feu ?
Ce
sera selon mon seul choix : une injonction mentale de te démembrer
toi-même ! Oui, c’est cela, le pied droit se détache pour aller frapper le
mur de glace. La main gauche se tranche et traverse l’espace. L’épaule droite
se désarticule et saute de son logement. La jambe gauche s’enfuit toute seule
et grimpe tout en haut. Et la tête ? Que vais-je faire de cette horrible
face de gnome puant ? À quoi te sert de tirer cette langue de
serpent ? Pourquoi vient-elle traîner jusqu’au sol ? Elle lèche les
graines semées en rond. Que fais-tu, résidu d’hominidé ?
Mais
qu’est-ce que cela ? Par quelle magie, les graines calcinées reprennent
elles vie ? Comment peux-tu encore user de tes sorts pour faire lever les
plantes et pousser les tiges ? Quel est cet artéfact ? Les plants
grossissent et envahissent l’intérieur du mur. Ils deviennent subitement
féroces végétaux se déployant en tous sens et lancent leurs lianes souples dans
toutes les directions.
Non,
pas dans n’importe quel axe ; ils cherchent à me saisir, moi !
Reculez, maudites herbes ! Brulez, branches décadentes ! Flambez
arbres pervertis ! Le bois est trop vert pour se consumer… Ils survivent
dans ce froid glaciaire et s’en repaissent. Mes ordres n’atteignent aucun
cerveau susceptible d’être commandé. Mon souffle rebondit sur la paroi gelée
que j’ai moi-même créée. Et les tiges m’enserrent et m’étranglent déjà.
Elles
m’étreignent et me ceinturent si fort qu’elles m’immobilisent…
*************
CHAPITRE
15
-
Infirmière ! La malade de la chambre 9 essaye encore de se détacher. Venez
avec Jean-Marc pour la contenir… Elle est violente !
Natacha
entre dans la chambre de l’hôpital psychiatrique dans lequel elle travaille
depuis cinq ans. Cette malade, personne ne connait son nom. Le SAMU l’a
trouvée, il y a trois nuits, errant dans le terrain vague de Mandergean. Les services
d’urgence n’en ont pas tiré un mot. Personne, dans les environs, ne sait qui
elle est. Les recherches n’ont amené aucune information à son sujet. À croire
qu’elle n’existe pour personne.
Parmi
tous les tests que les médecins lui ont fait passer jusqu’à présent, aucun n’a
révélé d’anomalie physique. Elle n’a pourtant jamais prononcé un mot. Enfin…
sauf la nuit… elle crie, elle hurle des phrases incompréhensibles qui parlent
de pouvoir et de sous-monde noir et obscur. Elle vocifère des injures et maudit
un certain Klaus.
Natacha
et Jean-Marc maîtrisent la malade et remettent en place les sangles qui la
maintiennent attachée à son lit. Le médecin a été formel : « L’enfermer
dans sa chambre ne suffit pas. Cette femme est capable d’une violence extrême et
pourrait recommencer à se scarifier. Je ne veux plus jamais la retrouver en
sang comme le premier jour. Elle pourrait, en plus, blesser gravement les
intervenants. Elle est incontrôlable et devient d’un instant à l’autre
totalement hystérique. » Alors, les
infirmiers obéissent et l’attachent avec le plus grand soin.
Puis,
ils sortent dans le couloir pendant qu’une radio rappelle les informations de
la semaine : « Lundi dernier : inquiétant incendie à Saint
Chrysolide. Le village entier a brûlé. Aucun survivant. La thèse accidentelle
est explorée mais pose bien des questions sans réponse. L’enquête est toujours en
cours. »
FIN