TISIPHONE OU LA VENGEANCE - CHAPITRE 9
Tout
me ramène à l’instant où le fils hybride d’Alban a sucé le sein et le sang de
sa mère. Mais de l’offrande du pouvoir maternel, il n’a su retenir que le coté
maléfique. De la sagesse infinie de son père, il n’a gardé que la redoutable
intelligence. De sa double nature, il n’a conservé que bâtardise et
dégénérescence. De l’union si parfaite, il a détruit le corps physique.
Pourtant, dans son infantile ignorance, il a enseveli ce qu’il ne pouvait
anéantir.
C’est
lui ; c’est encore lui aujourd’hui qui me déchire et me dévore. Les
lambeaux de mon être s’échappant de mon antre, c’est lui qui les arrache et me
les vole. Ne lui-a-t-il pas suffi de m’inhumer dans la pierre
antédiluvienne ? Faut-il qu’après ce temps infini il vienne encore me
tourmenter ?
Je
le revois sortir de mon ventre, cet ersatz de poupon vivant. Le sourire de son
père, cet homme au rire moqueur et à la voix chaude, m’avait alors
instantanément guérie des douleurs de l’enfantement. Une simple apposition de
la main d’Alban sur mon bras et son aura m’avait à nouveau enveloppée comme une
protection séculaire. J’avais intensément ressenti la parfaite harmonie dont
nos deux âmes ne finiraient jamais de se repaître.
Ce
père s’apprêtait à faire le don de lui-même à ce nouveau-né. Il était prêt à
tout offrir en récompense du cadeau de cette vie nouvelle, de ce prolongement
de lui-même auquel il ne s’attendait pas, qu’il ne m’avait pas même demandé.
Nous
en étions là, à accueillir un enfant parce qu’au début de notre rencontre, et
en réponse à son refus de me traiter en déesse comme tous les mortels l’avaient
fait jusqu’à présent, j’avais résolu de me comporter en humaine. Alban avait
récusé toutes les évidences et ne voulait pas voir en moi autre chose qu’une
femme aussi belle et puissante soit elle. Il m’avait ainsi traitée en égale et
m’avait donné une place dans ce monde. Il existait enfin un endroit pour moi,
un foyer où vivre, une famille qui m’acceptait, qui ne me vénérait ni ne me
craignait comme un être hors norme. J’avais donc été jusqu’au bout de ma folie
en m’imaginant que porter la vie en moi serait l’acte ultime capable de me
restituer une humanité que je n’avais peut-être jamais eue. Nourrir en mon sein
une graine de vie humaine devait, sans nul doute, me transformer et me
permettre d’atteindre la mortalité que j’appelais depuis tant de siècles de
solitude. La procréation allait également donner à mon bien-aimé une
descendance qu’il se lamentait de n’avoir pas encore. Il ne s’aperçut que
tardivement de ma grossesse et les quelques mois qui restaient à attendre
passèrent comme un divin enchantement. Lorsque vint la gésine, il était présent
et se réjouissait de cet avènement.
Nous
en étions là et nous avons vécu les trois premières semaines comme un rêve.
L’enfant, nommé Klaus, en mémoire du père de son père, ressemblait à s’y
méprendre à un bébé. Dans les premiers jours, il tétait goulûment et dormait à
poings fermés la plupart du temps. Sa chambre avait été décorée avec le plus
grand soin exposant une féérie de personnages et d’animaux joyeux aux ventres
rebondis. Les tentures de velours paraient l’endroit de teintes douces lui
donnant un aspect de cocon où sommeiller en toute quiétude. La gouvernante surveillait
de près les moindres mouvements et humeurs du chérubin. C’est elle qui
s’interrogea la première sur le développement très rapide de cet être de chair.
Il grandissait à un rythme bien trop rapide. Son caractère s’affirmait un peu
plus chaque jour. Ses membres poussaient comme de la mauvaise herbe. Ses traits
se durcissaient déjà alors qu’il n’était sorti de mon ventre que depuis dix
jours. Sa tête gonfla en une nuit semblant contenir un cerveau démesuré et ses
dents… ses dents… Les médecins n’y comprenaient rien ou, pire, nous disaient de
nous réjouir d’avoir un enfant si précoce. « Il a la force de son père et
la volonté de son grand-père » furent les mots du dernier docteur à
l’avoir ausculté, avant que les dents pointues ne transpercent sa main.
Nous
en étions là lorsque Klaus ne fut plus un enfant. Une vingtaine de jours avait
suffi. L’avait-il jamais été ? Son petit corps rondelet s’était mué en une
longue chose difforme sous une musculature d’homme. Nous ne savions que faire
face à une croissance aussi inattendue. Sur son visage à l’ossature marquée,
des yeux emplis de colère surmontaient une mâchoire prognathe. Il n’avait pas
eu le temps d’acquérir de langage malgré son aspect d’adulte. Il s’exprimait
par des borborygmes et des cris qui perçaient nos tympans. Nous ne comprenions
pas pourquoi, après avoir été choyé, il nous opposait une humeur faite de haine
et de mépris. Son père tenta de l’apaiser puis, finalement, de le corriger par
la force puisque la douceur ne portait pas ses fruits. Alors que Klaus
déchirait méticuleusement les riches livres d’images, il les lui arracha des
mains et une claque tomba sur sa joue osseuse.
Dans
l’instant, le regard de son fils se changea en braises malveillantes. Un long
hurlement de loup monta de sa gorge et ses doigts, lâchant le papier, se
refermèrent sur le cou de mon bien-aimé. Le combat fut rapide malgré la
différence de taille. L’enfant au corps filiforme se tortillait comme une
anguille pour éviter les coups de son géniteur qu’il étranglait. Nos tentatives
pour l’arrêter furent violemment repoussées à coups de pieds cachectiques.
Lorsque le dernier souffle s’échappa de la bouche d’Alban, Klaus lâcha prise et
le corps tomba sur le sol dans un bruit mat que je n’oublierai jamais. Mais sa
colère n’était pas encore assouvie.
Cinq
gardes étaient accourus en entendant les cris en provenance des appartements.
Aucun d’eux n’avait réussi à approcher le champ de bataille et aucun n’avait pu
empêcher l’assassinat de son maître. Ce fut un carnage. Klaus se rua sur eux
dans un mouvement si vif qu’ils n’eurent pas le temps de réagir. Toutes dents
dehors, il égorgea, coupa les membres et les têtes qui tombaient ensanglantées
et encore hurlantes de douleur. Les restes des corps volèrent en tous sens
comme fétus de paille. En aller-retours sauvages et calculés, il décima en un
clin d’œil les cinq hommes d’armes.
Pendant
ces scènes d’horreur, je restais terrassée par l’incompréhension. Comment un
bébé tout juste né pouvait il détenir cette force et commettre une telle tuerie ? Le spectacle de mon frère d’âme tombé sous la
main de son fils me terrifia. Prostrée dans l’encoignure de la fenêtre, les
yeux agrandis d’épouvante, je n’arrivais pas à aligner une seule pensée avec elle-même.
Lorsque le dernier soldat fut occis, le regard de braise se tourna vers moi. Je
vis alors au plus profond de ses pupilles brûler les flammes infernales. Cet
être n’était pas un enfant, pas mon fils… pas humain. Cette idée en amena
d’autres en quelques fractions de seconde. Il était issu de mon ventre et de la
sève de mon alter-ego mais il semblait détenir un pouvoir thaumaturgique.
Pouvait-il tenir de moi une puissance aussi démoniaque ? Je n’avais jamais
usé de mes dons pour faire le mal même s’il m’était arrivé de m’en servir à mon
bénéfice. La culpabilité d’avoir engendré un tel monstre se disputait la place
dans mon esprit avec l’urgence à le contrer. Il s’avançait à pas lents vers la
fenêtre où je m’étais blottie. La gouvernante passa une tête hagarde par la
porte et Klaus, d’un geste négligent, sans même se retourner vers elle, leva en
arrière une main effilée d’où sortit un éclair rouge. Il frappa le front
découpant nettement le crâne et faisant bouillir le cerveau qui s’éparpilla sur
le plancher.
Son
pouvoir grandissait à chacun de ses pas. Il grondait, entre ses dents pointues,
un râle de bête sauvage et affamée. Ses yeux ne quittaient pas les miens.
J’avais l’impression que, de loin, il suçait encore mon sein… non, mon sang,
mes facultés, mon âme. Un brusque sursaut de rage me fit réagir lorsque je
sentis qu’il me vidait de ma substance.
J’utilisais mon ascendant de mère
pour lui ordonner de cesser ces actions. Il ne cilla même pas. J’usais de mon pouvoir en ajoutant un
envoûtement pour commander à ce qui, quelque part, était peut-être encore
humain. Il ne montra aucune réaction. L’ordre formel et absolu de stopper, dans
la seconde, son avancée lui fut imposé dans un puissant influx magique mais il
ne dérogea toujours pas à sa décision. Enfin, la contrainte psychique de
reculer devant ma suprématie fut violemment jetée au plus profond de son
cerveau. C’est alors que je compris qu’il n’en possédait pas, que son être
n’était pas gouverné par autre chose que le mal sans entendement d’aucune autre
sorte. Alors, je me levai, le dos à la fenêtre, et tendis mes mains en avant,
bien décidée à user de tous les moyens quels qu’ils soient.
De
lui émanait le feu des rives du Styx et des flammèches dansaient tout autour de
son corps malingre. Je le fixais intensément et lançait un puissant jet liquide
destiné à le déstabiliser. Dans ce monde ou dans l’autre, l’eau a toujours eu
raison du feu. Le jaillissement l’atteignit en pleine face. Les lueurs
rougeoyantes s’affaiblirent un court instant tandis qu’il recula d’un pas. La
surprise qu’une mère ose s’en prendre à son fils, peut-être ? Mais ces
notions étaient-elles présentes dans cet être maléfique ? Il essuya son
visage d’un revers de main. L’eau s’évapora instantanément laissant planer
quelques vapeurs blanches bien vite disparues. Son râle devint un grognement de
loup prêt à me sauter à la gorge et à me déchiqueter. Je fis un pas de côté,
tentant de m’éloigner. Il glissa dans le même sens pour conserver la distance
entre nous. Son regard dément vrillait mon cerveau et tentait de m’imposer sa
loi. Il suçait encore, de loin, ma substance intime. Il s’abreuvait à ma source
de vie et je sentais déjà mes forces s’amenuiser. D’où tenait-il une puissance
capable de m’amoindrir ? Se
pouvait-il que je lui ais offert, avec la vie, la clé éternelle de la souveraineté ?
Il me fallait trouver une autre stratégie pour anéantir ce vampire des œuvres
de Satan.
Je
me campais sur mes pieds alors qu’il ne faisait que progresser davantage. De
mes bras ouverts, j’embrassais la salle entière et projetait des pics de glace
acérés. Ils emplissaient l’espace et fusaient en tous sens dans un chuintement
continu. Certains transpercèrent ses membres mais la plupart furent évités par
son corps d’anguille. Ceux qui l’avaient touché ouvrirent des plaies desquelles
ne s’échappait pas un sang humain. Des bouillonnements d’un noir liquide
suintèrent sur le sol de dalles et y percèrent des trous ronds et fumants. Ce
qui n’était plus vraiment Klaus recueillit sa lymphe de jais et la projeta sur
moi. Dès son contact, mon corps physique se mit à flamber telle une torche
humaine. Ma chair cramoisie se dissolvait déjà sous la terrible chaleur. Ma
peau, mes muscles et mes fibres fondaient autour de moi et répandaient des
flaques bien vite évaporées. Mes os furent bientôt brûlés et commençaient à
tomber en poussière. Je disparaissais petit à petit.
Mais
mon pouvoir subsistait sans avoir besoin de matérialité. Mes efforts
redoublèrent et j’interposai une plaque gelée entre lui et moi. Il prit une
profonde respiration et souffla un vent de géhenne. La protection fondit en
quelques infernales secondes. Il était à deux pas de ce qui restait de moi
maintenant, me montrant ses dents et ses griffes animales, et il m’était de
plus en plus difficile de ralentir la désagrégation de mon énergie vitale. Je
rassemblai mes forces et ma volonté et
je lui assénai mon ultime ressort. Une bourrasque sibérienne se leva entre les
pierres de ce qui fut sa chambre. Elle s’insinua dans les interstices, les
recouvrant de givre et un sol de gel recouvrit les dalles. Des flocons de neige
dansaient dans l’air suspendu entre nous. L’air blanc sembla vibrer un instant
dans une polaire immobilité.
Klaus
eut un instant d’hésitation comme une difficulté à se mouvoir et interrompit sa
marche létale. Je donnai de moi tout ce qui vivait encore dans mes restes et
mon cœur calcinés. Une lutte sans merci se jouait et tantôt il faisait un pas
en arrière tantôt il reprenait l’avantage. Le château tout entier et peut-être,
au-dehors, la contrée devaient être ensevelis sous une blancheur antarctique.
Je maintenais la pression sentant la victoire à porter de ma main. Il hurlait
et le sang noir de ses plaies se muait en cristaux de glace avant de toucher
terre. Je résistais, tentais de le repousser, gagnais un pas et puis deux.
Alors,
ce monstrueux bâtard usa d’un subterfuge pour dévier mon attention. Le corps
sans vie d’Alban se leva soudain devant moi et je crus, l’espace d’une infime
seconde, que mon amour était revenu de l’antre des morts. Klaus profita de mon
désarroi pour lancer un tranchant éclair de feu qui ouvrit le sol sous mes
pieds. Un gouffre obscur avala d’un coup les lambeaux éthérés de mon être et
les engloutit jusqu’au plus profond d’une cavité de pierre qui se referma
aussitôt sur moi.
Pourtant,
aujourd’hui, mon heure est venue, celle de punir cette engeance.
Whaoooooo!quelle scène !
RépondreSupprimerFrancis
Merci Francis
RépondreSupprimerJe publie la suite et fin tout à l'heure !