dimanche 8 décembre 2019

TISIPHONE OU LA VENGEANCE - CHAPITRE 9



Tout me ramène à l’instant où le fils hybride d’Alban a sucé le sein et le sang de sa mère. Mais de l’offrande du pouvoir maternel, il n’a su retenir que le coté maléfique. De la sagesse infinie de son père, il n’a gardé que la redoutable intelligence. De sa double nature, il n’a conservé que bâtardise et dégénérescence. De l’union si parfaite, il a détruit le corps physique. Pourtant, dans son infantile ignorance, il a enseveli ce qu’il ne pouvait anéantir.
C’est lui ; c’est encore lui aujourd’hui qui me déchire et me dévore. Les lambeaux de mon être s’échappant de mon antre, c’est lui qui les arrache et me les vole. Ne lui-a-t-il pas suffi de m’inhumer dans la pierre antédiluvienne ? Faut-il qu’après ce temps infini il vienne encore me tourmenter ?
Je le revois sortir de mon ventre, cet ersatz de poupon vivant. Le sourire de son père, cet homme au rire moqueur et à la voix chaude, m’avait alors instantanément guérie des douleurs de l’enfantement. Une simple apposition de la main d’Alban sur mon bras et son aura m’avait à nouveau enveloppée comme une protection séculaire. J’avais intensément ressenti la parfaite harmonie dont nos deux âmes ne finiraient jamais de se repaître.
Ce père s’apprêtait à faire le don de lui-même à ce nouveau-né. Il était prêt à tout offrir en récompense du cadeau de cette vie nouvelle, de ce prolongement de lui-même auquel il ne s’attendait pas, qu’il ne m’avait pas même demandé.
Nous en étions là, à accueillir un enfant parce qu’au début de notre rencontre, et en réponse à son refus de me traiter en déesse comme tous les mortels l’avaient fait jusqu’à présent, j’avais résolu de me comporter en humaine. Alban avait récusé toutes les évidences et ne voulait pas voir en moi autre chose qu’une femme aussi belle et puissante soit elle. Il m’avait ainsi traitée en égale et m’avait donné une place dans ce monde. Il existait enfin un endroit pour moi, un foyer où vivre, une famille qui m’acceptait, qui ne me vénérait ni ne me craignait comme un être hors norme. J’avais donc été jusqu’au bout de ma folie en m’imaginant que porter la vie en moi serait l’acte ultime capable de me restituer une humanité que je n’avais peut-être jamais eue. Nourrir en mon sein une graine de vie humaine devait, sans nul doute, me transformer et me permettre d’atteindre la mortalité que j’appelais depuis tant de siècles de solitude. La procréation allait également donner à mon bien-aimé une descendance qu’il se lamentait de n’avoir pas encore. Il ne s’aperçut que tardivement de ma grossesse et les quelques mois qui restaient à attendre passèrent comme un divin enchantement. Lorsque vint la gésine, il était présent et se réjouissait de cet avènement.
Nous en étions là et nous avons vécu les trois premières semaines comme un rêve. L’enfant, nommé Klaus, en mémoire du père de son père, ressemblait à s’y méprendre à un bébé. Dans les premiers jours, il tétait goulûment et dormait à poings fermés la plupart du temps. Sa chambre avait été décorée avec le plus grand soin exposant une féérie de personnages et d’animaux joyeux aux ventres rebondis. Les tentures de velours paraient l’endroit de teintes douces lui donnant un aspect de cocon où sommeiller en toute quiétude. La gouvernante surveillait de près les moindres mouvements et humeurs du chérubin. C’est elle qui s’interrogea la première sur le développement très rapide de cet être de chair. Il grandissait à un rythme bien trop rapide. Son caractère s’affirmait un peu plus chaque jour. Ses membres poussaient comme de la mauvaise herbe. Ses traits se durcissaient déjà alors qu’il n’était sorti de mon ventre que depuis dix jours. Sa tête gonfla en une nuit semblant contenir un cerveau démesuré et ses dents… ses dents… Les médecins n’y comprenaient rien ou, pire, nous disaient de nous réjouir d’avoir un enfant si précoce. « Il a la force de son père et la volonté de son grand-père » furent les mots du dernier docteur à l’avoir ausculté, avant que les dents pointues ne transpercent sa main.
Nous en étions là lorsque Klaus ne fut plus un enfant. Une vingtaine de jours avait suffi. L’avait-il jamais été ? Son petit corps rondelet s’était mué en une longue chose difforme sous une musculature d’homme. Nous ne savions que faire face à une croissance aussi inattendue. Sur son visage à l’ossature marquée, des yeux emplis de colère surmontaient une mâchoire prognathe. Il n’avait pas eu le temps d’acquérir de langage malgré son aspect d’adulte. Il s’exprimait par des borborygmes et des cris qui perçaient nos tympans. Nous ne comprenions pas pourquoi, après avoir été choyé, il nous opposait une humeur faite de haine et de mépris. Son père tenta de l’apaiser puis, finalement, de le corriger par la force puisque la douceur ne portait pas ses fruits. Alors que Klaus déchirait méticuleusement les riches livres d’images, il les lui arracha des mains et une claque tomba sur sa joue osseuse.
Dans l’instant, le regard de son fils se changea en braises malveillantes. Un long hurlement de loup monta de sa gorge et ses doigts, lâchant le papier, se refermèrent sur le cou de mon bien-aimé. Le combat fut rapide malgré la différence de taille. L’enfant au corps filiforme se tortillait comme une anguille pour éviter les coups de son géniteur qu’il étranglait. Nos tentatives pour l’arrêter furent violemment repoussées à coups de pieds cachectiques. Lorsque le dernier souffle s’échappa de la bouche d’Alban, Klaus lâcha prise et le corps tomba sur le sol dans un bruit mat que je n’oublierai jamais. Mais sa colère n’était pas encore assouvie.
Cinq gardes étaient accourus en entendant les cris en provenance des appartements. Aucun d’eux n’avait réussi à approcher le champ de bataille et aucun n’avait pu empêcher l’assassinat de son maître. Ce fut un carnage. Klaus se rua sur eux dans un mouvement si vif qu’ils n’eurent pas le temps de réagir. Toutes dents dehors, il égorgea, coupa les membres et les têtes qui tombaient ensanglantées et encore hurlantes de douleur. Les restes des corps volèrent en tous sens comme fétus de paille. En aller-retours sauvages et calculés, il décima en un clin d’œil les cinq hommes d’armes.
Pendant ces scènes d’horreur, je restais terrassée par l’incompréhension. Comment un bébé tout juste né pouvait il détenir cette force et commettre une telle tuerie ?  Le spectacle de mon frère d’âme tombé sous la main de son fils me terrifia. Prostrée dans l’encoignure de la fenêtre, les yeux agrandis d’épouvante, je n’arrivais pas à aligner une seule pensée avec elle-même. Lorsque le dernier soldat fut occis, le regard de braise se tourna vers moi. Je vis alors au plus profond de ses pupilles brûler les flammes infernales. Cet être n’était pas un enfant, pas mon fils… pas humain. Cette idée en amena d’autres en quelques fractions de seconde. Il était issu de mon ventre et de la sève de mon alter-ego mais il semblait détenir un pouvoir thaumaturgique. Pouvait-il tenir de moi une puissance aussi démoniaque ? Je n’avais jamais usé de mes dons pour faire le mal même s’il m’était arrivé de m’en servir à mon bénéfice. La culpabilité d’avoir engendré un tel monstre se disputait la place dans mon esprit avec l’urgence à le contrer. Il s’avançait à pas lents vers la fenêtre où je m’étais blottie. La gouvernante passa une tête hagarde par la porte et Klaus, d’un geste négligent, sans même se retourner vers elle, leva en arrière une main effilée d’où sortit un éclair rouge. Il frappa le front découpant nettement le crâne et faisant bouillir le cerveau qui s’éparpilla sur le plancher.
Son pouvoir grandissait à chacun de ses pas. Il grondait, entre ses dents pointues, un râle de bête sauvage et affamée. Ses yeux ne quittaient pas les miens. J’avais l’impression que, de loin, il suçait encore mon sein… non, mon sang, mes facultés, mon âme. Un brusque sursaut de rage me fit réagir lorsque je sentis qu’il me vidait de ma substance. J’utilisais mon ascendant de mère pour lui ordonner de cesser ces actions. Il ne cilla même pas.  J’usais de mon pouvoir en ajoutant un envoûtement pour commander à ce qui, quelque part, était peut-être encore humain. Il ne montra aucune réaction. L’ordre formel et absolu de stopper, dans la seconde, son avancée lui fut imposé dans un puissant influx magique mais il ne dérogea toujours pas à sa décision. Enfin, la contrainte psychique de reculer devant ma suprématie fut violemment jetée au plus profond de son cerveau. C’est alors que je compris qu’il n’en possédait pas, que son être n’était pas gouverné par autre chose que le mal sans entendement d’aucune autre sorte. Alors, je me levai, le dos à la fenêtre, et tendis mes mains en avant, bien décidée à user de tous les moyens quels qu’ils soient.
De lui émanait le feu des rives du Styx et des flammèches dansaient tout autour de son corps malingre. Je le fixais intensément et lançait un puissant jet liquide destiné à le déstabiliser. Dans ce monde ou dans l’autre, l’eau a toujours eu raison du feu. Le jaillissement l’atteignit en pleine face. Les lueurs rougeoyantes s’affaiblirent un court instant tandis qu’il recula d’un pas. La surprise qu’une mère ose s’en prendre à son fils, peut-être ? Mais ces notions étaient-elles présentes dans cet être maléfique ? Il essuya son visage d’un revers de main. L’eau s’évapora instantanément laissant planer quelques vapeurs blanches bien vite disparues. Son râle devint un grognement de loup prêt à me sauter à la gorge et à me déchiqueter. Je fis un pas de côté, tentant de m’éloigner. Il glissa dans le même sens pour conserver la distance entre nous. Son regard dément vrillait mon cerveau et tentait de m’imposer sa loi. Il suçait encore, de loin, ma substance intime. Il s’abreuvait à ma source de vie et je sentais déjà mes forces s’amenuiser. D’où tenait-il une puissance capable de m’amoindrir ?  Se pouvait-il que je lui ais offert, avec la vie, la clé éternelle de la souveraineté ? Il me fallait trouver une autre stratégie pour anéantir ce vampire des œuvres de Satan.
Je me campais sur mes pieds alors qu’il ne faisait que progresser davantage. De mes bras ouverts, j’embrassais la salle entière et projetait des pics de glace acérés. Ils emplissaient l’espace et fusaient en tous sens dans un chuintement continu. Certains transpercèrent ses membres mais la plupart furent évités par son corps d’anguille. Ceux qui l’avaient touché ouvrirent des plaies desquelles ne s’échappait pas un sang humain. Des bouillonnements d’un noir liquide suintèrent sur le sol de dalles et y percèrent des trous ronds et fumants. Ce qui n’était plus vraiment Klaus recueillit sa lymphe de jais et la projeta sur moi. Dès son contact, mon corps physique se mit à flamber telle une torche humaine. Ma chair cramoisie se dissolvait déjà sous la terrible chaleur. Ma peau, mes muscles et mes fibres fondaient autour de moi et répandaient des flaques bien vite évaporées. Mes os furent bientôt brûlés et commençaient à tomber en poussière. Je disparaissais petit à petit.
Mais mon pouvoir subsistait sans avoir besoin de matérialité. Mes efforts redoublèrent et j’interposai une plaque gelée entre lui et moi. Il prit une profonde respiration et souffla un vent de géhenne. La protection fondit en quelques infernales secondes. Il était à deux pas de ce qui restait de moi maintenant, me montrant ses dents et ses griffes animales, et il m’était de plus en plus difficile de ralentir la désagrégation de mon énergie vitale. Je rassemblai  mes forces et ma volonté et je lui assénai mon ultime ressort. Une bourrasque sibérienne se leva entre les pierres de ce qui fut sa chambre. Elle s’insinua dans les interstices, les recouvrant de givre et un sol de gel recouvrit les dalles. Des flocons de neige dansaient dans l’air suspendu entre nous. L’air blanc sembla vibrer un instant dans une polaire immobilité.
Klaus eut un instant d’hésitation comme une difficulté à se mouvoir et interrompit sa marche létale. Je donnai de moi tout ce qui vivait encore dans mes restes et mon cœur calcinés. Une lutte sans merci se jouait et tantôt il faisait un pas en arrière tantôt il reprenait l’avantage. Le château tout entier et peut-être, au-dehors, la contrée devaient être ensevelis sous une blancheur antarctique. Je maintenais la pression sentant la victoire à porter de ma main. Il hurlait et le sang noir de ses plaies se muait en cristaux de glace avant de toucher terre. Je résistais, tentais de le repousser, gagnais un pas et puis deux.
Alors, ce monstrueux bâtard usa d’un subterfuge pour dévier mon attention. Le corps sans vie d’Alban se leva soudain devant moi et je crus, l’espace d’une infime seconde, que mon amour était revenu de l’antre des morts. Klaus profita de mon désarroi pour lancer un tranchant éclair de feu qui ouvrit le sol sous mes pieds. Un gouffre obscur avala d’un coup les lambeaux éthérés de mon être et les engloutit jusqu’au plus profond d’une cavité de pierre qui se referma aussitôt sur moi.
Pourtant, aujourd’hui, mon heure est venue, celle de punir cette engeance.

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