lundi 14 avril 2014

Simone (d’après un croquis de monsieur Raymond Routhier, artiste peintre)



Simone est prisonnière. Captive d’un corps imparfait aux yeux de plusieurs, mais pas à ceux de Julien…

Tous les jours, elle sort prendre l’air. Elle aide d’abord son voisin italien à décortiquer son courrier faute de ne plus avoir sa tendre Gabriella pour lui lire le français. Puis, elle fait ses emplettes quotidiennes en laissant au passage un bonjour à sa petite-fille, caissière au supermarché. Elle termine sa tournée par le Resto du coin. C’est là que Simone rêvasse à sa prochaine visite à celui dont l'œuvre fait d’elle une plus belle femme.

Où qu’elle soit, Simone remarque son embonpoint dans le regard des autres. Elle sait qu’elle trimballe le poids de son âge, de ses grossesses, de ses abus, mais aussi de sa solitude. Ses épaules portent le monde. Mais quand elle rentre à la maison et entend la voix de Julien sur son répondeur, plus rien ne lui pèse.

Comme ces rencontres qui changent le cours d’une existence, Julien s'insinua dans la vie de Simone par une petite porte. Ils se croisèrent au Resto du coin un banal mardi. Le peintre avait négligemment repoussé son dessert à peine entamé et fixait le plafond. Simone entra, remarqua la beauté presque surréelle de ce jeune homme, et se figea lorsque son regard descendit sur elle.

Il l’a laissa commander son repas, puis se leva. Simone se sentit violemment rougir lorsqu’elle comprit qu’il se dirigeait vers elle. Il l’aborda un peu brusquement et lui demanda si elle voulait être son modèle. Les habitués du resto la fixèrent sans gêne, certains se permirent même de ricaner. Julien, impatient, sortit un stylo de son veston et griffonna son numéro de téléphone sur le napperon blanc.

Simone mangea en silence sans regarder personne. Lorsque la serveuse vint remplacer son bol de soupe trop vite avalé par une assiette de spaghetti, elle remarqua le cerne graisseux qui rendait maintenant les chiffres du numéro indéfinissables. Simone rentra chez elle le cœur lourd, rempli des plaisanteries des clients du restaurant, serrant très fort au fond de sa poche le napperon souillé.

Elle revit Julien trois jours plus tard dans le métro. Il l’aborda de manière tout aussi abrupte et lui réitéra sa demande. Elle bafouilla qu’elle n’avait plus son numéro, mais à sa propre stupéfaction, avant même qu’il eût sorti son stylo, elle répondit qu’elle acceptait. Il s'empressa de lui noter l’adresse de son atelier en lui précisant qu’il l’attendait le mardi suivant dès onze heures.

Le matin de son rendez-vous, Simone porta une attention particulière à sa toilette en choisissant sa plus belle robe, puis appela un taxi. Il n’était pas question qu’elle transpire dans le métro. Son chauffeur la déposa devant une vieille usine. Pendant qu’elle se demandait si le conducteur ne s’était pas trompé de rue, une porte s’ouvrit à la volée, découvrant un Julien tout sourire.

— Bonjour. J’ai eu peur que vous changiez d’idée.
— Non, non…
— Comment vous appelez-vous?
— Simone.
— D’accord. Moi, c’est Julien.

Le jeune peintre tourna les talons et gravit rapidement un étroit escalier en abandonnant Simone derrière lui. Lorsqu’elle eut terminé son ascension, elle était en nage et se maudissait de son poids. Elle passa la porte et découvrit un très grand atelier, fort bien rangé. D'immenses fenêtres laissaient entrer pleinement la lumière. Au centre de la pièce, Simone vit une toile sur un chevalet ainsi qu'une petite table sur laquelle attendaient du papier et des crayons. Pas très loin, il y avait aussi une chaise et un drap blanc.

Affairé à préparer son matériel, Julien l’informa qu’elle pouvait se déshabiller derrière le paravent. Simone se figea net. L’artiste releva la tête et remarqua le regard paniqué de Simone.

— Je croyais que vous aviez compris…

Simone se demanda comment elle aurait pu deviner que l’on puisse vouloir la peindre nue. Elle nota la mine déconfite de Julien. Elle eut même l’impression qu’elle lui brisait le cœur. Elle s’empara donc subitement du drap blanc et se rendit derrière la cloison. Elle ôta ses souliers, ses bas, son jupon et sa robe, mais garda ses sous-vêtements. Elle revint vers Julien. Celui-ci l’effleura du regard.

— Il faut tout enlever, Simone.
— Je suis grosse. Tout va lâcher.
— Et puis? 

Simone retourna derrière le paravent et retira sa lingerie. Elle resta quelques minutes à réfléchir. Pendant les dix dernières années de son mariage avec Charles, elle n’avait osé lui dévoiler autant de nudité. Le regard de son homme suffisait à lui faire garder ses vêtements. Elle n’essaya même pas de le retenir lorsqu’il sortit ses valises.

Elle revint vers Julien, s'assit sur la chaise trop étroite et attendit en serrant contre son corps son ultime rempart. Le jeune peintre arriva doucement près d'elle, lui demanda de se déplacer de sorte qu’il puisse la dessiner de dos et souleva le drap. Ses ordres furent impératifs tout autant que son toucher se fit délicat. En quelques minutes, elle avait pris la pause.

Il fit quelques croquis d’elle puis lui dit qu'il avait terminé. Une heure ne s’était même pas écoulée. Simone enroula le tissu de nouveau autour d’elle et retourna derrière le paravent. Sa revanche sur Charles avait été de trop courte durée.

Une fois rhabillée, elle vit au mur plusieurs peintures d’une très belle jeune femme. Son regard amoureux n’échappa pas à Simone.

C'est votre copine, n’est-ce pas?
Je l'ai connu en effet.
Elle est tellement jolie. J’espère que vous ne m’afficherez pas à côté d’elle.
C’est précisément mon intention.
Seigneur du ciel! Que cherchez-vous à faire? Démontrer à quel point je suis devenue grosse, laide et…
Pas du tout Simone. En vous regardant, j’arriverai à me faire croire qu’elle aurait pu vieillir près de moi.
Et pourquoi? Elle vous a quitté?

Julien ne lui révéla jamais la vérité au sujet de la jeune femme, mais peu importait à Simone, puisqu’à partir de ce jour plus aucun mardi ne fut banal.

2 commentaires:

  1. Dame Josée! Votre plume nous a manqué! Ce texte est un puits de beauté dans lequel on s'abreuve de vos belles paroles! Merci pour ce cadeau offert dans la générosité qui vous caractérise!

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  2. Heureuse de vous retrouver à nouveau!
    Votre plume me réjouit!
    À très bientôt!

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