lundi 18 juillet 2016

Vendredi soir, fin...

Il rehausse ses épaules, en alternance de sa gauche vers la droite. Renifle bruyamment. Puis, il fige. Black-out total. Plus rien, il se transforme en statue de sel. L’incapacité totale de bouger, de jouer, de faire ce qu’il devait/doit faire. Ses yeux jouent en staccato de dentelle dans une valse de va-et-vient, puis se ferment pour ne plus s’ouvrir. Il ouvre alors la bouche et tourne la tête dans notre direction, il semble vouloir nous parler, dire quelques mots, mais rien… Puis, d’un mouvement sec, il froisse sa feuille de partition. Il la roule en boulette et la jette vers l’arrière-scène d’un air neutre et détaché. Il sait qu’il n’en aura plus de besoin. D’ailleurs, tout semble l’exaspéré car de long et sifflant soupirs s’échappaient de sa bouche.

Quelques craquements de chaises jouent d’impatience et de surprise contre le temps qui s’éternise en goutte à goutte procrastinée. Certains toussotent dans le vide à combler de ce silence qui hante le cœur des délaissés. Le barman reprend le lissage de son comptoir et en profite pour remettre de l’ordre sur ce dernier.

Dehors la nuit s’écoule, passe et s’éternise. Les voitures circulent d’indifférence avec leurs roues qui éclaboussent les trottoirs d’eau de pluie et les passants imprudents. La lune, quant à elle, pleure quelques étoiles filantes qui s’étiolent dans le firmament. Un chien aboie en guise de chant tandis qu’un chat fait tomber les ordures d’une benne trop pleine. Le vent souffle peu à présent, il s’éteint tout comme la nuit.

Moi, j’attends et je comprends cette attente. Ce pianiste, ce musicien, cet homme a peur. Peur de rompre la magie du moment, de ne pas être à la hauteur de la situation, de décevoir, encore une fois... D’ailleurs, je vois ses mains qui tremblent, légèrement. Il vit une pression énorme telle une masse sombre sur ses épaules qui décantent et pointent vers le sol de sa descente aux enfers, mais lui, il tente de la masquer par un calme sincère seulement en apparence. Ses yeux sont toujours fermés. Il plisse le front pour les maintenir dans cette position. Il brûle, je le sens, je le sais, de les ouvrir… Mais la réalité est trop brute pour lui. Il a craqué, il est cuit, il est déjà dépassé, du passé. Sa vie a un arrière-goût âcre qui lui fait mal quand il ose avaler sa salive qui se raréfie.

Des huées commencent à fuser de la part des spectateurs. La colère monte, les pauvres, ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils ne font qu’amplifier la tension que vit cette épave immobile qui attend, les mains tendues, les yeux fermés, le front plissé et le vide qui l’habite.

On le sent qui est torturé par cette volonté qui s’est volatilisée, qui s’est dérobée, l’abandonnant à son triste sort. Ambivalence entre le risque à prendre et la peur de perdre, d’échouer…

Certains se lèvent bruyamment en le maudissant et quittent sans replacer leurs chaises. La hargne au bout des lèvres, ils brandissent le poing en sa direction et lui, lui… ne bouge toujours pas. Étrangement, il semble satisfait de ce qui se passe. C’est comme si, intérieurement, c’était ce qu’il espérait, ce qu’il voulait… Vivre et confirmer ce qu’il savait depuis trop longtemps, il aurait dû… arrêter au bon moment et ne plus se donner en spectacle. Timing, mauvais timing et déni de l’évidence.

Un bruit me fait sursauter, derrière moi, un homme en rage, enragé, se dresse subitement, le sentiment d’être lésé. Sa chaise tombe et fait valser sur le sol sa consommation déjà bue. En colère, il insulte le joueur inanimé et lui lance ce que sa main trouve, un sous-verre de carton. Le pianiste, en berne, ne bouge toujours pas, stoïque en apparence.

Encouragée par ce criard de grand chemin, la salle se vide ne laissant que le barman désabusé, moi et le pianiste toujours immobile. Un silence de mort s’installe alors. Nous trois sommes figés. On ne peut bouger, ni parler, ni agir. Incapable de rompre ce bloc de froid silence qui nous drape tel le mortier figé sur la paroi d’un mur isolé. Même la ventilation asthmatique s’est tue. Je ne le lâche pas des yeux et j’attends.

Une lumière s’éteint, puis une autre. Le glas de la soirée s’amarre sur la scène monopolisée par cet être qui ne semble pas vouloir partir. Le barman verseur de liqueur alcoolisée n’en peut plus et joue de ses doigts pour fermer les lumières de la scène recouvrant de noir l’illustre mime occulté, improvisé. J’use de ma patience pour attendre la suite qui ne tarde pas à se matérialiser.

C’est alors et simplement à cet instant précis que la magie opéra… Une note isolée s’abat dans la nuit. Franche et pourtant discrète, elle rompt cette morosité depuis trop longtemps installée. Celle-ci fit sursauter le barman aseptisé. Une autre s’invita à la précédente et s’en suivit une mélodie tout en mélancolie. Jamais de ma vie, je n’avais entendu une musique aussi pure que celle-ci. Simple, mais complexe où les émotions valsent, le pied léger, éthéré. Je ne pouvais m’empêcher de fixer le noir qui jouait devant moi. Je ne peux expliquer comment il peut jouer de la sorte sans voir le clavier devant lui. Le barman, ému, ne put s’empêcher d’ouvrir à nouveau les lumières.

Première surprise, les mains du pianiste étaient dans son dos. On le découvre alors tête baissée, les épaules sursautant de tristesse. Regard en complicité avec le pourvoyeur de boisson, on joue d’incrédulité face à ce spectacle que nous ne verrons plus jamais. Les larmes… s’étaient les larmes qui pianotaient pour lui et toute la détresse qu’il vivait s’étaient matérialisée en virtuose de la mélodie.

Le temps venu, alors que les larmes ont séché sur les touches noires et blanches, le pianiste lacrymal se lève, s’incline en guise d’humilité face à son auditoire restreint et quitte sans rien dire.

Emmuré dans mon étonnement, je reste assis à m’émerveiller sans bouger. Contempler l’impossible et y croire, voilà ce qui fait que mes vendredis soirs sont toujours ainsi, réussis. Puis, quand l’heure de la fermeture sonne, je quitte, encore une fois pour revenir la semaine prochaine…





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