Les quelques marches qui me séparent de mon refuge, tremplin
inversé, me font le plus grand bien. Serein serait plus juste comme mot.
L’odeur d’humidité se mélangeant à l’alcool rend ce lieu unique. Brindille de
folie dans une balle de foin, je peux respirer à présent. Ma main tient d’une
légèreté apprise la main courante en bois de chêne. Beauté tout en grain, elle est
lisse par endroit et rugueuse en d’autres lieux. L’usage du temps ne laisse
rien au hasard, ainsi je franchis les derniers mètres et entre enfin dans mon
antre, mon sanctuaire, mon temple. L’entre lieu qui se situe dans l’ambivalence
du temps, dans le non-temps, l’infini du bonheur en exil. Une larme solaire/solitaire
glisse de ma joie soudaine d’être enfin chez moi.
La musique joue à son habitude des notes feutrées, les
quelques habitants de cet endroit ne se retournent même pas à mon arrivée, je
suis un des leurs et j’aurais et ferai la même chose qu’eux. Loi non dite du
non-dérangement, tous ont droit de venir sans se sentir observer, juger. Bref,
tous sont accueillis comme des êtres égaux et acceptés comme ils sont.
Confrérie sans rang. J’aime y être. Le temps ne semble pas y imposer sa loi.
Non, au contraire, tout s’arrête.
Je me pose sur un comptoir en guise de transition. Le
barman, d’un simple mouvement de tête entend ma commande. D’un calme
déconcertant, méticuleux et délicat, il me tend le contenant de mon habitude. L’avantage
d’être un client régulier. Je règle la note et me dirige vers le siège. Le
plancher colle par endroit, liquide gaspillé, séché, oublié. Mon siège s’offre
à mon siège que je pose sans attendre. Le tissu usé n’offre plus que le
souvenir de ses motifs anciens. Je préfère les chaises aux banquettes. Elles
sont plus stables et la levée du corps est plus facile, même quand les vapeurs
de l’alcool nous embrument l’esprit! Je pose mon breuvage sur la table
métallique. Un sous-verre de carton en publicité inefficace se glisse entre
celui-ci et la table. Le mince collet de mousse s’étiole au gré du temps qui
passe avant que je lui fasse honneur.
Sur la scène, les rideaux en rouge velours, noués vulgairement par des boucles grises. L’éclairage
est tamisé, avec quelques vides. On y voit la poussière qui vole en suspension.
Plusieurs ampoules n’ont pas été changé, depuis toujours ainsi, statu quo dans
l’inadvertance du décor à maintenir ainsi et à jamais. Le charme de ce manque
est toujours réconfortant, rappel de l’imperfection omniprésente dans ce monde
qui se voile de fausse perfection. Que j’aime cet endroit!
Un piano trône en icône au centre de la scène. D’un noir
poussiéreux avec quelques notes blanches devenues jaunes avec les milliers de
fois martelés par les doigts nicotinés des pianistes. Cet instrument
possède son âme propre. Il parle de sa voix unique. Le musicien n’en est que l’accessoire.
Son histoire se lit sur les traces qui ornent son bois. Plusieurs verres se
sont vidés sur lui dans toute l’indifférence du gaffeur. Ses pieds sont des œuvres
d’arts méprisés, car pratiquement invisibles. Ils sont taillés en forme de
serres d’aigles. On retrouvait les mêmes sur le tabouret, mais ce dernier a
disparu depuis belle lurette. Victime d’une chute suite à la maladresse d’un
musicien ivre de sa performance, médiocre à ce que l’on raconte. Le pauvre a subi
les foudres inexcusables de cet imbécile. Les gens ont cette manie de s’en
prendre aux innocents quand ils sont eux-mêmes pris-en en faute. Immaturité du
système humain.
La musique se tait alors. Signal parmi les signaux qui
indique l’heure de la prestation. Le silence s’éternise, on toussote. Les
chaises crissent sur le plancher dans un ajustement accessoire. Quelques-uns se
pressent au bar pour quérir leur ultime consommation avant le début du
spectacle. D’autres se dirigent vers la vidange urinaire pour expulser les
extraits d’alcool qui pulsent dans leur corps. Les artistes sont toujours
inconnus du public. Anonymat dans le berceau de la quête de la reconnaissance. Fleur
d’espoir dans un monde qui n’en a rien à foutre du succès des autres, tant que
le silence se tait pour assourdir les voix qui hurlent dans la tête des
occupants. Nous sommes tous ici pour les mêmes raisons. S’effacer le temps d’un
moment, le temps d’une pause, accalmie entre deux temps.
Puis, des pas claquent sur le bois de la scène. Lent et
régulier. Leur écho tambourine jusqu’au fond de la salle. Ils attirent l’attention
de tous, car jamais on ne les a entendus. Nouveauté en guise d’introduction à
cette soirée qui palpe l’envie d’un autre « encore et encore »… Les
pas se font plus lents encore. Il arrive sur le seuil du visible. On le
distingue à peine à cause de l’endroit où il se tient. Mi- ombre, mi- lumière,
il oscille entre les deux. Il s’arrête et nous regarde. Il scrute la salle, l’analyse,
compte les têtes et évalue son effet sur les spectateurs. Il avance afin que l’on
puisse le contempler davantage. Ses cheveux sont noir ébène et plongent en
valse sur ses épaules vautrées. Ils ne sont pas très nombreux sur l’ensemble de
sa tête. En fait, la longueur semble vouloir combler cette perte capillaire
pourtant répandue pour la majorité des hommes de cet âge. Il porte un tailleur
vert lime. Audacieux dans le choix de cette couleur plutôt réservé au plus
jeune. Sa chemise en d’un blanc cassé et porte des boutons grossièrement
surdimensionnés. À bien y voir, je discerne des rosaces bleu foncé. Ses
pantalons de lin bleu tombent droit sur ses souliers couleur crème. Incongruité
dans le décor déjà hétéroclite, ils portent des bretelles lignées rouge et
jaune.
Dans un geste lent et précis, il porte sa main à l’intérieur
de sa veste et en sort une feuille de partition pliée en quatre. S’incline
dignement en guise de salutation et va se poser sur le tabouret. Il nous
regarde une dernière fois, hoche la tête se retourne. Toujours avec le même
calme, il hausse ses bras dans les airs pour retrousser ses manches sans y
toucher. Ajuste le tabouret de deux coups secs vers la gauche et un dernier
vers l’arrière. Satisfait, il place sa feuille sur le lutrin ajouté à la coiffe
du piano. Celle-ci peine à tenir en place. Elle tombe malgré la volonté du pianiste
qui ne se surprend pas dans la réaction de sa partition. Avec son calme
exemplaire, il la prend, tente de la moduler en tirant des deux extrémités afin
qu’elle retrouve son aplomb. Seconde tentative. Réussie. Elle obéit maintenant
à la volonté de son compositeur. Il refait les mêmes gestes parce que la
récalcitrante avait fait échouer son rituel de mise en marche. Les bras en l’air
et le tabouret et enfin il avance ses mains du clavier.
La salle est en attente dans l’impatience qu’on lui connaît.
Cependant, nul ne veut presser cet homme qui impressionne de par son calme et
sa confiance malgré ses airs particuliers. Même le barman s’est immobilisé et
patiente sans bouger, lui qui a la fâcheuse tendance de pianoter de ses doigts
longs sur le comptoir en regardant d’exaspération le plafond quand un client
hésite à choisir son breuvage.
La tension est palpable et tous volaient d’envie d’enfin
entendre les notes chanter de ses cordes frappées par les petits marteaux
encastrés. Le silence, lourd et épais, étend son voile sur les visages des
êtres torturés qui patientent depuis trop longtemps la venue d’une mélodie
venue faire taire celle de leur tête encrassée.
Le pianiste ferme les yeux, étire ses doigts et…
Ce qui est exceptionnel ici, c'est qu'on se laisse transporter dans l'ambiance de ce bar. On vit la scène. Très belle troisième partie. (J'aurais sans doute garder le présent et écrit "hésite" au lieu d'"hésitait").
RépondreSupprimerMerci Gente Dame! J'ai corrigé! J'essaie de mettre plus de détails qu'auparavant! Tant mieux si ça vous a plu! Merci encore!
SupprimerTout à fait d'accord concernant l'ambiance, on y sent même les odeurs ;) superbe texte, j'adore vraiment...très hate de lire la suite, merci Mathieu
RépondreSupprimerMerci Gente Dame! La suite... elle viendra sous peu! Je l'espère!
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