L’univers de sa conscience était ébranlé.
Comment était-ce possible? La question, en émergence dans sa tête, angoissait
devant l’étendu des réponses possibles d’un suis-je encore en vie? Étrange dans
l’incongruité de la situation, elle était pour la première fois de sa vie, en
face à face avec elle-même. Ce qui la marquait encore plus était le teint de sa
livide apparence. Elle se trouvait vide, éteinte, pourtant, elle voyait son
corps pulser sous ses respirations lentes et constantes, donc elle vivait. Rassurée?
Les brancards qui accueillaient les occupants
étaient d’un gris mât. En nombre incalculable, disposés à égale distance entre
eux, ils occupaient l’espace en entier. Comme elle ne voyait pas la fin de
cette pièce, elle en conclut qu’elle était peut-être en contact avec l’infini.
Vertige. Les draps blancs recouvraient la quasi-totalité des individus logés
dans cette pièce. Seuls leurs visages vierges étaient à découvert. En portant
une attention particulière à l’ambiance, elle put distinguer un mince filet de bip, à peine audible, répété dans un
rythme de métronome bien ajusté. Lent et constant, il se faisait discret, mais
persistant. Les similitudes avec une salle d’hôpital se croisaient de plus en
plus. Elle qui détestait ce genre d’endroit, elle y était plongée entièrement,
submergée et inondée. Que dire de cette odeur de désinfectant? Ces lieux aseptisés lui donnaient le tournis et
la nausée. Faible en résistance dans ces lieux, elle avait toujours dû lutter
contre cette sensation qui la rendait étrangère à elle-même.
Elle s’approcha autant qu’elle put de sa jumelle,
se faufilant entre ses deux voisins de civières en prenant bien soin de ne pas
les toucher. L’image qui surgit de cette rencontre semblait signifier qu’elle
était à son propre chevet. Comment s’assister dans de telles circonstances?
Malaise. Puis, pris dans un élan de compassion intra-personnelle, elle voulait
s’enlacer, se pardonner. De quoi, elle l’ignorait encore. Elle franchit donc
les derniers pas entre elle et sa copie-conforme.
Délicatement, elle lissa une mèche de cheveux
rebelles qui hachurait son front et la remis en place avec les autres. Ce geste
lui donna des frissons, autant de par ce contact que par la nature de son
geste. Remettre en place avec les autres… Puis, elle glissa ses doigts sur ses
joues, tout comme le faisait sa mère pour la réveiller du temps de sa jadis
enfance. Elle se surprit à répéter ce qu’elle voulait fuir et oublier, pourtant
c’était en elle, indélébile. Lutter contre soi-même revient à perdre d’avance un
combat déjà joué. Une tristesse affable monta en elle, constat d’une prise de
conscience en abysse d’évidence. Une larme solitaire roula alors de ses yeux
vers celle qui lui faisait face. Malgré cette chute lacrymale, l’alitée ne
broncha pas, nulle réaction, inertie inerte.
Voulant à présent se prendre dans ses bras. Elle
plongea sa main sous la clone de sa personne pour la chérir de sa propre
chaleur quand elle toucha une substance froide et tubulaire. Elle prit l’objet
en question et constata qu’elle était branchée, connectée. Intriguée, elle suivit
la destination de cet intrus. Ce filage sortait de sous la civière pour se
diriger vers une boîte qu’elle n’avait pas encore vue. Se penchant davantage,
elle remarqua que tout comme elle, les autres en ce lieu, étaient sous soluté
et branchés. Comme si tout ce monde vivait sous un respirateur artificiel.
Un
smartphone géant pulsait en eux tout le nécessaire pour vivre et il aspirait ce
nectar virtuel en oubliant leur essence propre. Elle comprit alors que les
êtres sans visage devaient être ceux qui étaient en phase terminale et que leur
identité reposait à présent dans la bonne volonté de la toile. Ils étaient des
êtres connectés au vide… La scène lui rappelait vaguement une scène du film
Matrix.
Voulant mettre un terme à ce lavage de cerveau,
elle entreprit de tout débrancher, mais dès qu’un fil était déconnecté, un
nouveau réapparaissait, et ce, indéfiniment. Telle une pieuvre qui étend ses
tentacules pour agripper et maintenir ses proies sous son étreinte, elle
luttait contre ce monstre à la pomme filigranée tenu par un homme vert. Dans ce
décor USB, voyant qu’elle ne pouvait libérer et se libérer de cette emprise,
paniquée et sans solution aucune, elle agrippa la civière la portant et courut
le plus vite qu’elle put. Elle ne se souciait plus désormais des autres qui
l’entouraient, en renversant quelques-uns dans sa vaine fuite. Comme fuir sa
propre prison, comme nous sommes nos propres barreaux, notre propre bourreau.
Sa fuite transformait le calme de ce sanctuaire en
un vacarme autre. Les collisions métallisées se multipliaient et le son sec des
fils se rompant jouaient de concert avec les connections rétablies par le monstre des lieux. Elle gagnait en
distance et en écart avec son agresseur aux allures de faux-frères. Le souffle
lui manquait mais elle poursuivait malgré tout. À présent, seule sa survie
comptait pour elle, elle se moquait donc des dommages collatéraux des autres
occupants. Plus le temps passait entre les épisodes de connexions, plus le visage
de la comateuse reprenait des couleurs. La vie revenait en elle. Encouragée,
elle redoublait d’effort à se faufiler et rompre les liens qui luttaient pour
la remettre en état de soumission.
La vue est une berceuse d’horizon et son étalement
à perte de vue décourage les plus vaillants quand la destination finale n’est
que leurre. Ainsi, plus elle avançait, plus l’infini se dressait tout autant. Elle
semblait vivre un continuel recommencement,
mais sans l’espoir d’une fin heureuse, sans une fin tout court d’ailleurs. La
vie lui brûlait la vie... bref tout était vain. Ainsi, Flavie, voyant que la fin de son
tourment n’était qu’un rêve, ralentit alors la cadence. D’ailleurs, pourquoi
fuir et fuir qui ou quoi au juste… Dans ce délai de réflexion, elle ne
s’aperçut pas que certains fils s’étaient agrippés à elle. Sournoisement, par
le revers de cheville, il pompait déjà l’essence de son âme. C’est quand le
second lui sauta à la jambe qu’elle comprit que la bête s’en prenait à elle. Ce
berger bienveillant n’aime pas qu’on lui résiste. Le retirant aussi vite
qu’elle le put, et malgré sa bonne volonté, d’autres vinrent se loger en elle.
Un cri de détresse et de désespoir emplit la pièce, le tout accompagné des
perles de ses yeux qui ruisselaient abondamment sur ses joues. Elle sentait à
présent son identité se perdre petit à petit, des parcelles de son existence
qui s’étiolaient comme la neige au printemps. Des souvenirs pourtant chers à
ses yeux s’effritaient comme la roche friable des falaises de grès. Elle perdit
donc ceux qu’elle avait imaginés plus tôt dans les nuages. Les larmes
s’intensifiaient tout comme sa douleur qui grandissait de voir et savoir que
jamais plus elle ne serait, jamais plus. Épuisée et lasse, elle chuta
violemment sur le sol de cette pièce damnée et tout ce qu’elle pouvait voir,
c’était les fils qui prenaient plus de place en elle et l’entortillaient tel un
cocon numérique. Fort à parier qu’aucun papillon n’en sortira, bien au
contraire. Au final, elle fut délicatement recueillie et posée sur la civière
qui contenait sa doublure avant que soit rabattus sur elle, les draps blancs de
son trépas.
Sueur en abondance sur son front humide, elle se
releva d’un trait sur son lit. Soubresaut dans son réveil, elle tenta de
chasser cette vision qui lui restait en mémoire. Pour elle et elle seule, elle
répéta en boucle, ce n’était qu’un rêve,
ce n’était qu’un rêve, tel un mantra protecteur. Bien malgré elle, ce
cauchemar se plaisait à jouer du supplice dans ce petit corps sans défense,
vulnérable, extérieur à elle-même. L’angoisse, en plante parasite s’accrochait
en elle et les sueurs froides glissaient sur ses joues, se mêlant à ses larmes
qui fuyaient du regard l’éplorée. Elle voyait et revoyait sans cesse cette bête
qui la pourchassait et le corps froid qu’elle poussait vers la fin de son exil.
Son cœur en proie à la panique généralisé, pulsait en vain vers un retour à la
normale... Que faire pour taire cette vision, que faire pour chasser d’elle
cette angoisse qui la triturait de supplices bien gras. Sans ressource et démunie,
démolie... Qu’y pouvait-elle, du haut de sa jeunesse en berne, de son
inexpérience?
Puis, en réflexe bien huilé, elle palpa de sa main
encore engourdie, le téléphone de son malheur. Rassurée, résignée, elle
s’empressa de comptabiliser les « like » de son dernier statut
Facebook avec les dernières onces d’énergie que possédait ce dernier…
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