TISIPHONE OU LA VENGEANCE - CHAPITRE 5
Tout
mon être se déchire sous les coups de lance acérée. Je ne me croyais pourtant
plus capable de souffrir tant l’immobilisme de ce monde noir m’avait étouffée.
Ils entaillent tout ce qui reste de moi. Que suis-je pour ressentir encore
des sensations ? Suis-je vivante ou morte ? Ai-je une apparence palpable
ou ne suis-je plus qu’une ombre parmi les ombres ?
Des
lambeaux s’effilochent et partent à la dérive, loin de moi. Ils flottent et
s’élèvent dans ce lieu vide d’air et de lumière tel des fantômes maléfiques à
la recherche du monde d’en haut. Chaque coupure emporte un peu plus de moi et
me laisse diminuée, sans défense, apeurée. Est-ce l’anéantissement ?
Dois-je me résigner à n’être même plus cette idée d’une existence
souterraine ?
A
chaque blessure répond un sursaut de mon âme qui se refuse à n’être plus. Un
regain d’énergie à préserver le peu qui subsiste de moi. Dans ce qui ne peut
pas être mon corps, tous les muscles se contractent sur la détermination à être
encore quelque chose, quoique ce soit… être encore un peu, exister
…vivre peut-être ? Une farouche décision s’est prise sans que je la
mûrisse. Elle se renforce à chaque saignée et se resserre sur elle-même,
empoignant mon cœur d’une main d’acier. Chaque parcelle de moi hurle son refus
de l’inexorable annihilation.
Mes
cris stridents frappent les parois de cette obscure prison de pierre et
rebondissent en ondes foudroyantes. Certaines me traversent d’un flux glacial
et plongent dans les tréfonds de la Terre. D’autres se projettent vers le haut,
se fracassent en éclats de cristal ou percent la roche, ne laissant qu’une vague
trace charbonneuse sur le mur anthracite. Elles semblent cependant s’y être
frayé un chemin répondant à un appel supérieur. Une juvénile voix d’en haut les
guident ; une voix à laquelle il est impossible de résister. Je ne vois rien que ces fulgurances sauvages
et je ne sens rien que les déchirements de mon être. Je suis ici et nulle part.
Je stagne dans cet antre ténébreux et je m’évade en infimes parcelles
aériennes. Ici, le poids de mes siècles de vie m’oppresse tandis que des bribes
de moi, entre deux mondes, tentent de rejoindre la légèreté d’une insouciante
jeunesse.
Jadis,
lorsque j’étais enfant, je portais la fraîcheur de mes traits en étendard.
Ensuite, la pureté adolescente des lignes de mon corps m’ouvrait bien des
portes et des cœurs. Devenue adulte, du plus riche des rois au plus pauvre des
gueux, tous s’agenouillaient devant moi et m’offraient mille présents. Il
suffisait d’un sourire s’ouvrant sur mes dents de nacre pour que les juges
revoient leurs verdicts selon mon désir. Mon regard d’émeraude faisait
s’acheminer les plus belles étoffes et les plus éclatantes pierres précieuses
jusqu’à mes pieds. De ma main blanche tendue, je recevais les châteaux et les
baronnies en offrande. Aucun mortel ne m’a jamais rien refusé ; tous
s’inclinaient devant la puissance de mon pouvoir. Alors pourquoi suis-je
moi-même tombée sous ce charme ? Et comment ai-je pu aller jusqu’à me
trahir à ce point ?
Je
me souviens pourtant bien encore de l’attrait de celui qui me fit chuter. Ses
rires moqueurs lancés à la populace et ses chaudes intonations me
transportaient là où rien d’autre n’existait que lui et moi. Lorsqu’Alban
devait prononcer une sentence, les rides de son front soucieux me semblaient
alors retracer les dédales de mes siècles d’errance. La maturité de ses
recommandations me paraissait relever d’une pratique aussi ancestrale que moi.
Son aura dégageait une telle force qu’elle me renvoyait à mon propre don
occulte. Il n’était pourtant qu’humain. Après toutes ces existences de pouvoir
solitaire, une âme millénaire me correspondait comme un double de moi-même,
aussi parfait dans ses similitudes que dans ses différences. Seul, Alban sut
m’opposer un refus ; lui seul comprit combien il m’était nécessaire de me
confronter au rejet pour avoir à lutter et enfin savoir pourquoi j’existais.
Dès lors, la nasse s’était refermée. Mais dans la folie extrême qui fut la
mienne, je lui abandonnai bien plus qu’il ne l’imaginait et bien plus qu’il
n’en demandait.
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